Introduction au soufisme

Alawi29 Introduction au soufisme
Ahmed Al-Alawi (1869-1934)

Assez méconnu en Occident, minoritaire même au sein de la religion musulmane, le soufisme est pourtant un courant spirituel mystique d’une grande profondeur. Il présente des similitudes avec d’autres voies telles que le bouddhisme, l’hindouisme, mais aussi et surtout l’hésychasme chrétien.

Faisons aujourd’hui une introduction au soufisme par l’étude du livre « La voie du soufisme », écrit il y a un peu plus d’un siècle par le cheikh Ahmed Al-Alawi, maître estimé du soufisme contemporain, et qui a contribué à sa revivification. L’ouvrage est court et synthétique, il est donc une entrée en matière idéale.

Liens entre soufisme et hésychasme

On notera premièrement les nombreux parallèles qui se dessinent entre le soufisme et l’hésychasme, à commencer par leur place au sein de leurs religions respectives. Nous avons d’un côté le christianisme, de l’autre l’islam. Chacun des deux possède une voie traditionnelle (malgré la présence de sous-courants comme le catholicisme, le protestantisme et l’orthodoxie d’un côté, le sunnisme et le chiisme de l’autre) ; chacun possède également une voie mystique (hésychasme d’un côté, soufisme de l’autre). Enfin, chacun de ces deux mysticismes fait figure de voie marginale, voire ésotérique tant ses enseignements semblent peu abordés dans la voie traditionnelle et sont donc méconnus de la masse des pratiquants.

Si donc peu de chrétiens traditionnels connaissent l’existence de l’hésychasme et de ses préceptes, le soufisme, lui, est même souvent rejeté par les musulmans traditionnels. Ils reprochent au soufisme ses rites et les libertés qu’il prend au sujet du dogme musulman. Le soufisme ne respecte pas, selon eux, le principe de l’unicité de Dieu puisqu’il prétend que l’homme peut s’unir à Dieu et donc participer à sa nature divine.

Les soufis furent parfois victimes de répressions de la part de l’islam traditionnel, à l’instar d’un Maître Eckhart qui, côté chrétien et à la même époque, risquait la peine de mort pour ses propos sur la divinisation de l’homme.

La proximité des mystiques chrétienne et musulmane font que, paradoxalement, Maître Eckhart et les hésychastes se seraient certainement très bien entendus avec les moines soufis, bien plus en tout cas qu’avec les traditionalistes de leur propre religion. Il y a certainement davantage de points communs entre un moine soufi et un moine hésychaste qu’entre un moine soufi et un musulman traditionnel.

Enfin, hésychasme et soufisme représentent tous deux une voie contemplative, de prière et de méditation, servant à trouver Dieu en soi-même et à s’unir à Lui.

Concepts du soufisme

Al-Alawi présente le soufisme comme une voie spirituelle dont le but est d’accéder à la réalité divine et de connaître Dieu. Il dit :

« Le but final (du soufisme) vise la réalité divine avec le dévoilement »

Cette notion de dévoilement fait plutôt écho aux doctrines orientales du bouddhisme et de l’hindouisme, avec cette idée qu’un voile nous cache la réalité divine et qu’il nous faut le retirer à force de pratiques spirituelles. On pense bien entendu au voile de l’ego, fait de préconçus et d’émotions illusoires. L’esprit serait donc encombré de prismes déformants, placés entre celui qui regarde et l’objet qui est regardé. L’existence de ce voile, la maya des hindous, est donc également vraie dans le soufisme.

Al-Alawi explique également que le voie soufie est exigeante, puisqu’elle demande un effort permanent à celui qui la pratique. Comme les autres voies spirituelles et mystiques, le soufisme demande qu’on s’y implique corps et âme. Une attitude correcte est demandée au pratiquant. Elle inclut l’humilité, le pardon ou encore la repentance de ses propres erreurs. La propreté est aussi de mise : hygiène corporelle, mais aussi celle du lieu où l’on vit et où l’on prie. Elle rappelle les ablutions rituelles bien connues des musulmans traditionnels.

Ces règles, somme toute très classiques, rappellent celles du raja-yoga, réparties entre les exercices de yama et de niyama. On y trouve la purification du corps, l’abnégation, la chasteté, l’intégrité, la non-violence. Elles rappellent enfin les vertus cardinales et théologales chrétiennes (prudence, tempérance, force d’âme, justice). Dans toutes ces religions, ces règles constituent un point de départ et la base d’une spiritualité saine. Elles préparent autant la voie physique et mentale pour la suite de la pratique.

Le Dhikr

La pratique du soufisme qui nous intéresse le plus aujourd’hui est celle du dhikr.

Le Dhikr est l’équivalent musulman de la prière du cœur et consiste, comme dans l’hésychasme, à réciter inlassablement le nom de Dieu, tout au long de la journée et durant les activités quotidiennes. Cette pratique doit mener à des états spirituels supérieurs, jusqu’à ce que Dieu Lui-même soit perçu, et que le pratiquant soit à son contact.

Al-Alawi indique que, dans l’idéal, le soufi doit se retirer dans la solitude et pratiquer le dhikr avec assiduité, dans un esprit de dévotion. La retraite spirituelle est essentielle : on ne peut pratiquer le dhikr tout en s’impliquant dans la vie mondaine et les préoccupations matérielles, sous peine que l’exercice ne porte aucun fruit. En cela, le soufisme rejoint encore une fois les autres principaux courants spirituels, où l’isolement et l’érémitisme sont toujours recommandés puisqu’ils permettent justement ce détachement du monde propice à l’élévation spirituelle.

Sur le dhikr, Al-Alawi dit qu’il faut :

« Fermer les yeux, rassembler les facultés sensorielles et invoquer le Nom (Suprême) en retenant son souffle – Ne pas tromper, ne pas faire preuve de négligence. Chasser les pensées éphémères loin du cœur, excepté une pensée considérable dévoilant la Réalité divine dans son Unité et Unicité –
Ainsi ne pas abandonner le Dhikr en toutes situations »

Fermer les yeux, rassembler ses facultés sensorielles et chasser les pensées éphémères sont des consignes qui pourraient avoir été données, au mot près, par un maître hésychaste enseignant la prière du cœur. L’idée est bien sûr de se couper du monde extérieur pour se concentrer en soi-même vers la pensée de Dieu. On la retrouve dans l’exercice du pratyahara, dans la raja yoga : se fermer à toute sensation extérieure, la version indienne de la « garde du cœur » hésychaste.

Une seule pensée est tolérée : celle de Dieu, qui Le révèle « dans son unité et unicité ». C’est Lui qui se révèle, ainsi que l’expliquait Maître Eckhart dans son Traité du détachement, lorsque l’esprit est libéré de tout le reste.

Le dhikr est universel

Il est important de comparer les différentes mystiques. Si elles semblent souvent se répéter les unes les autres, faire le tri entre leurs points communs et leurs différences est un enseignement précieux : ce tri permet de distinguer les idées centrales de celles qui sont négligeables.

Dans le raja yoga hindou, on incite parfois à méditer en choisissant pour objet de méditation une fleur de lotus. Mais aucune autre religion, ni sous-courant, ne donne cette instruction. Il faut en déduire qu’elle n’a rien d’essentiel, et que d’autres objets de méditation peuvent être choisis.

La similitude entre tous ces courants, en revanche, sur l’exercice de répétition du nom, qui commence toujours par une attitude digne et humble, puis une répétition inlassable du nom de Dieu, une extinction des stimulations extérieures, une contemplation intérieure de Dieu puis une union en Lui, ne peut relever de la coïncidence.

Si des influences sont évidentes entre ces courants, l’exercice de répétition du nom ne peut être qu’un simple précepte repris en boucle sans qu’aucune vérité n’y demeure. Ces différentes religions ont en effet d’importantes divergences aussi, notamment sur l’existence ou non d’un Dieu, ou sur celle de sa forme ou non-forme. Il est plus qu’intrigant d’observer que la répétition du nom de Dieu est aussi présente dans les religions déistes comme l’islam ou le christianisme que dans celles où dieu n’est qu’un concept mineur, comme l’hindouisme ou le bouddhisme.

La réalisation mène au néant

Au terme de sa pratique, nous dit Al-Alawi, le pratiquant voit la lumière du dhikr se répandre en lui et ses « qualités personnelles s’affinent ». Mieux encore, l’apparition de Dieu, par la pratique, éclipse l’univers tout entier et l’anéantit.

« le cœur sera illuminé par la lumière de son seigneur et l’univers disparaîtra par sa manifestation. [le pratiquant]ne verra aucune demeure pour les existences car il est en union, sans séparation. »

Cette lumière qui se répand tandis que le monde disparaît rappelle fortement le récit de Karma Dordji lorsqu’il atteint à son tour l’éveil. Quant à la disparition de l’univers, elle évoque un point très important de l’advaita vedanta, le courant non-dualiste de l’hindouisme.

Il y a dans l’advaita vedanta comme dans le soufisme selon Al-Alawi cette idée que, puisque le pratiquant entre en union avec Dieu (ou avec le Soi dans l’advaita vedanta) alors il n’y a plus d’univers à observer car l’observateur et l’observé ont fusionné ensemble.

Ce lien est longuement détaillé dans les préceptes de l’advaita vedanta où les rapports entre l’observateur, l’objet observé et l’acte d’observation sont finement analysés. Dans le cas d’une fusion entre observateur et observé, l’acte d’observation est annulé et le néant survient. On ne s’observe pas soi-même, pas plus que notre langue ne se goûte elle-même ou qu’une main ne peut applaudir seule. Le contact, et donc l’observation demande toujours une multiplicité. Dans l’unité, il n’y a aucun acte, ni perception. Le monde disparaît donc pour celui qui, à force d’observation, se fond dans le Soi ou en Dieu, et donc dans le principe fondateur de toute chose.

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