Maître Eckhart et le détachement

Capture-decran-2024-06-01-121050 Maître Eckhart et le détachement
Maître Eckhart (1260-1328)

Difficile de parler de mystique chrétienne sans mentionner Maître Eckhart. Encore plus difficile lorsque l’on prétend, comme c’est notre cas, établir des ponts entre cette mystique chrétienne et la pensée orientale du bouddhisme et de l’hindouisme, entre lesquelles il semble servir de passerelle.

Intéressons-nous notamment à l’un de ses textes, qui n’est pas le plus connu mais qui a la qualité d’être à la fois court et synthétique sur une des idées les plus centrales de la pensée eckhartienne : l’idée du détachement. Étudions donc un court texte écrit au début du XIVème siècle, appelé « Du détachement » (ou « Traité du détachement »), et disponible en version écrite ou audio.

Devenir semblable à Dieu

Comme son nom l’indique, ce texte aborde la question du détachement, c’est-à-dire de la capacité à se désintéresser du monde dans l’optique d’une élévation spirituelle. Plus précisément, Maître Eckhart nous enjoint à rejeter l’attachement et la préoccupation des choses matérielles ou intellectuelles, à ne nous soucier ni des évènements positifs, ni des négatifs, et donc à cultiver le détachement total. Ainsi, dit-il, notre esprit va s’affiner, se purifier, jusqu’à devenir à la ressemblance de Dieu et même à nous permettre de percevoir Dieu en nous-mêmes.

Maître Eckhart considère comme la finalité de la quête spirituelle de devenir semblable à Dieu et d’acquérir la plus belle et haute vertu, celle qu’il définit ainsi :

«  Se conformer le plus étroitement à Dieu et redevenir autant que possible pareil à son modèle original, tel [que l’homme] était en Dieu, dans lequel il n’y avait aucune différence entre lui et Dieu, jusqu’à ce que Dieu eut créé les créatures. »

Pour Maître Eckhart donc, la création de l’homme par Dieu est un arrachement de l’homme du sein de Dieu. L’homme doit désormais revenir à son créateur, lui ressembler toujours plus jusqu’à se fondre en lui, jusqu’à retourner à l’état primordial où l’homme ne faisait qu’un avec Dieu.

Eckhart écrit pourtant avec prudence. Il faut ressembler à Dieu « autant que possible », « si cela est possible », il le faudrait « si l’homme était en état » de le faire. Faut-il y voir la prudence d’un Maître Eckhart sous haute surveillance des autorités religieuses, avec lesquelles il n’est pas en bons termes (il échappera de peu au bûcher pour sa tendance à confondre l’homme et Dieu) ? Ou bien Eckhart considère-t-il cet objectif de fusion totale de Dieu et de l’homme comme un idéal inatteignable, une élévation asymptotique ? Maître Eckhart considère en tout cas que l’homme a vocation à chercher cette ressemblance divine, et que cette dernière s’obtient par une méthode supérieure à toutes les autres : le détachement.

Le détachement rend divin

Le raisonnement de Maître Eckhart repose sur deux affirmations : le détachement est la plus pure des vertus, et lui seul permet de se rendre égal à Dieu.

Commençons par la seconde. Selon Eckhart, seul le détachement permet de se rendre semblable à Dieu car Dieu Lui-même tient sa divinité de son détachement. Dieu pourrait-il en effet être qualifié de Dieu, avec tout ce que cela implique de transcendance, s’il était, comme les hommes, empreint de sentiments ? S’il aimait des choses et en détestait d’autres ? En somme, Dieu serait-il Dieu s’il était soumis à des émotions, et donc sous leur contrôle ? Nécessairement, il ne le serait pas, et ne faut-il donc pas en déduire qu’il transcende ces émotions par le biais du détachement ?

C’est parce qu’il n’est influencé par rien qu’il est supérieur à tout, et c’est en nous détachant à notre tour de toute chose et de toute émotion que nous lui serons ainsi semblables.

On écarte ici en tout cas l’image du Dieu colérique et jaloux de l’Ancien Testament. Cette humanisation du caractère de Dieu, Eckhart la rejette, car elle rabaisserait Dieu à n’être qu’un simple homme, quoique plus puissant.

Le détachement, plus haute vertu

Selon Maître Eckhart donc, le détachement serait la plus pure de toutes les vertus. Il surpasserait notamment l’amour et l’humilité.

L’amour d’abord, parce que lorsqu’on aime, on aime une chose extérieure à soi-même et on développe pour elle un attachement qui nous tourne vers l’extérieur. Cet attachement, justement parce qu’il nous détourne de nous-même, interrompt notre unité et notre repos.

L’humilité est elle aussi inférieure au détachement selon Eckhart, car elle est relative aux autres gens. Celui qui recherche l’humilité refuse de se prétendre meilleur que les autres. Il se verra égal aux autres, souvent même inférieur aux autres. Quoi qu’il en soit, il se définit lui-même par rapport aux autres, pense aux autres et a donc pour eux un attachement. Cette préoccupation, autant que l’amour, le détourne de lui-même.

Mieux encore, ajoute Eckhart, le détachement est forcément supérieur à l’humilité en ceci qu’on peut être humble sans être détaché, comme dans la démonstration précédente, tandis qu’on ne peut pas être détaché sans être humble. En effet, comment celui qui n’éprouve aucun attachement pour lui-même pourrait-il développer un orgueil et des considérations égotiques ? Ainsi, celui qui développe le détachement est naturellement humble, et l’humilité n’est en cela qu’un sous-produit du détachement.

Le détachement rend calme, pur, simple et immuable, il confère donc les qualités qui sont celles de Dieu. Purifié par le détachement, l’esprit humain est libre de toute emprise, vide de toute préoccupation, et réceptif à la seule pensée dont on ne peut se défaire puisqu’elle imprègne toute chose : la pensée de Dieu.

Un karma-yoga chrétien

Bien sûr, la pensée du détachement de Maître Eckhart évoque immédiatement celle du karma-yoga hindou. Le détachement y occupe une place centrale et y est également présenté comme l’outil menant à la réalisation du Soi. On retrouve en réalité avec ces pensées le schéma classique des différentes mystiques :

D’une part, un détachement de tout (des joies, des problèmes, des désirs, etc.) de sorte à ce que l’esprit soit vide de préoccupations positives ou négatives.

D’autre part, la contemplation par l’esprit ainsi allégé de la réalité supérieure (Dieu ou le Soi). Une contemplation qui, suffisamment maintenue, aboutit à l’union mystique ou à la fusion de l’observateur et de l’observé, c’est-à-dire, chez Eckhart, de l’homme et de Dieu.

En cela, la pensée eckhartienne est une version occidentalisée ou christianisée du karma-yoga hindou.

Eckhart, écho de l’hésychasme

Bien entendu, la pensée de maître Eckhart fait aussi largement écho à celle des Pères du Désert et de l’hésychasme. La contemplation intérieure de Dieu, l’esprit rejetant toute autre pensée, et l’identification à Dieu se retrouvent dans toute la Philocalie, chez Évagre le Pontique, ses coreligionnaires, et dans toute la thématique de la prière du cœur.

Eckhart dit :

« Le cœur détaché ne désire rien et il n’a rien non plus dont il voudrait être libéré. C’est pourquoi il se tient libre de toute prière et sa prière ne consiste qu’en ceci : n’avoir qu’une forme avec Dieu »

Il nous rappelle que la prière pure n’est pas une demande adressée à Dieu, mais une méditation. Ne croyons pas que les hésychastes qui psalmodient : « Seigneur Jésus-Christ, aie pitié de moi » demandent l’intervention de Dieu dans leurs affaires quotidiennes. Ils ne font que répéter le nom divin pour s’en imprégner et le mettre au centre de leur pensée. Parait-il même qu’au fil des années, les moines raccourcissent toujours plus la prière au point de ne répéter que l’unique nom « Jésus », qui résume désormais toute leur pensée.

Eckhart leur fait écho à nouveau :

« Dirige toujours ton esprit vers une contemplation salutaire dans laquelle tu portes Dieu dans ton cœur, comme l’objet devant lequel ton regard ne vacillera jamais. Quant à ce qui concerne les exercices : le jeûne, la veille ou la prière, dirige-les tous vers Lui comme vers leur but et n’en fais que ce qu’il faut pour qu’ils puissent te faire avancer vers Lui; ainsi tu atteindras le sommet de la perfection. »

Dieu doit être le centre de toute pensée. La pratique religieuse (jeûne, veille, prière), la religion entière même, n’est rien d’autre qu’un marchepied vers Dieu, et même elle ne mérite aucun attachement. Cette pensée profonde rejoint l’enseignement bouddhiste de la parabole du radeau : les préceptes religieux ne sont que des véhicules menant à Dieu (ou au nirvana). Une fois la destination atteinte, ils deviennent inutiles et doivent être abandonnés. Seul Dieu importe à l’esprit qui l’a atteint.

Partager cet article :