La parabole du radeau

Connaissez-vous la parabole du radeau ? Vieille de près de 2500 ans, puisqu’elle date des premiers temps du bouddhisme, elle dispense un enseignement très profond sur la spiritualité.

Aucune source précise ne lui est attribuable, et sa formulation même change d’un texte à l’autre, mais en voici tout de même une version :

La parabole du radeau

« Un homme se trouve au bord d’une rivière. Du côté de l’eau où il se trouve, il y a du danger. La nature est inhospitalière et les bêtes sauvages rôdent. De l’autre côté de la rivière en revanche, tout semble paisible. Malheureusement, il n’y a aucun pont pour traverser le cours d’eau.

Qu’à cela ne tienne, l’homme commence par rassembler des branches de bois qu’il trouve ça et là, puis les lie entre elles pour se fabriquer un radeau de fortune. Grâce à ce radeau, il peut désormais traverser la rivière sans risque, et déjà le voici de l’autre côté, en sécurité.

L’homme s’apprête à poursuivre sa route mais, regardant son radeau laissé à quai, il se dit que ce dernier lui a été très utile, et qu’il serait dommage de l’abandonner là. Alors il sort le radeau de l’eau, le soulève, et poursuit sa route en le traînant péniblement au sol, derrière lui. »

Bouddha, en racontant cette parabole, nous pose la question : « l’homme a-t-il agi avec sagesse en prenant le radeau avec lui ? »

Réponse : Non, il n’a pas agi avec sagesse car une fois la rivière traversée, le radeau n’est plus d’aucune utilité. Pire encore, sur la terre ferme, il devient un fardeau à supporter. Après avoir été utilisé, il doit être abandonné.

Explication de la parabole

Bien sûr, la parabole du radeau, comme les paraboles de la Bible, est une analogie. Ici, une analogie de la quête spirituelle. L’homme, c’est celui qui veut s’élever spirituellement. Il se trouve initialement dans un monde de dangers, le nôtre, où règne la souffrance, l’impermanence, la mort, et il souhaite ardemment rejoindre le nirvana, cette existence de paix éternelle.

La rivière, c’est le chemin qui sépare ces deux mondes. Quant au radeau, il représente le dharma, c’est-à-dire l’enseignement bouddhiste, ou les préceptes qui permettent d’atteindre le nirvana.

Ce que nous explique Bouddha grâce à la parabole du radeau, c’est non seulement que les préceptes bouddhistes mis en pratique permettent d’atteindre le nirvana, mais surtout qu’une fois ce nirvana atteint, ces mêmes préceptes doivent être délaissés, car ils ne sont plus utiles.

Ne pas se tromper de but

Cet enseignement est audacieux, car peu de doctrines spirituelles ou religieuses nous enjoignent elles-mêmes à les abandonner après les avoir utilisées. Au contraire, elles passent pour des enseignements à suivre éternellement et revêtus d’un caractère sacré. Imagine-t-on dans le christianisme que l’on puisse rejeter les enseignements du Christ après avoir atteint le paradis ? Dans un sens, peut-être…

D’autres analogies existent qui transmettent le même message : un guide a pour mission de nous accompagner à notre destination. Mais une fois cette destination atteinte, le guide reste-t-il avec nous ? Non, bien sûr, il nous quitte.

Le message est le suivant : la doctrine spirituelle, les textes, les rites, les traditions, sont des auxiliaires sur la voie spirituelle, mais ne sont pas des fins en soi. Ce sont des outils, ou des véhicules, qui ont pour seule mission de nous guider à l’éveil. L’objectif réel est donc cet éveil, et rien d’autre. Quant au ceux qui s’attachent à la doctrine plutôt qu’à l’éveil, il sont comme l’homme qui traîne son radeau derrière lui : en confondant le but et le moyen d’accéder au but, ils transforment l’auxiliaire (la doctrine, le radeau) en fardeau qui les ralentit désormais sur leur chemin.

« Quand le sage montre la lune, l’idiot regarde le doigt », dit-on encore. Le doigt est nécessaire pour indiquer la direction de la lune, mais une fois la direction notée, on laisse le doigt pour regarder la lune. Quelle sagesse y a-t-il chez celui qui n’accorde son attention qu’au doigt ?

Le dogme n’est pas une fin en soi

Il n’est pas étonnant de trouver un tel enseignement dans le bouddhisme. Ce courant spirituel, en effet, s’est toujours distingué des autres par son pragmatisme, sa logique et son absence de religiosité.

Le bouddhisme rejette les dogmes, ceux qu’il faudrait suivre car « c’est la règle et puis c’est tout ». Au contraire, la doctrine bouddhiste est claire et rappelle celle du raja-yoga qui en est certainement inspirée : on n’accepte comme vérité que celle qu’on a soi-même expérimentée, on se fie à sa propre intelligence, on cherche à comprendre et non à croire. En cela, tout attachement à une doctrine, même bonne, est à proscrire, car il en résulterait un appesantissement de l’esprit impropre à l’élévation spirituelle.

Serait-il pragmatique, pour le coup, de suivre les enseignements bouddhistes permettant d’atteindre le nirvana, si l’on avait déjà atteint ce nirvana ? Non, pas plus qu’il ne serait pragmatique de continuer à appeler une personne, même après qu’elle soit venue à nous.

Le piège dogmatique

Ce tort, de s’attacher à la doctrine plutôt qu’à son but, on le retrouve hors du bouddhisme, chez René Guénon. Dans son ouvrage « La crise du monde moderne », il dénonce ce même défaut qu’ont les philosophes.

Oubliant que « philosophie » signifie « amour de la sagesse » et qu’en toute logique la philosophie n’est donc qu’un véhicule pour nous mener à la sagesse, les philosophes, eux, s’appesantissent dans la philosophie et en oublient la sagesse. Les voici, selon Guénon, qui manient les concepts philosophiques, qui étudient chaque texte, qui formulent arguments et contre-arguments, concepts et sous-concepts, et qui, sous couvert de devenir de bons philosophes, en oublient de devenir de bons sages. En s’attachant à la doctrine, ils ont oublié le but.

Il en est ainsi de moines bouddhistes qui débattraient sans fin des préceptes bouddhistes, des mots exacts prononcés par Bouddha ou de la moindre virgule d’un texte sacré au point d’en oublier leur vrai but : le nirvana. Et il en est ainsi dans chaque courant spirituel, où la tentation est grande de devenir un expert de la doctrine sans jamais la pratiquer, comme un fabriquant de radeaux qui fabriquerait les meilleurs radeaux sans pourtant jamais les utiliser lui-même.

La représentation de Dieu est aussi un radeau

La parabole du radeau peut être comprise plus largement encore. Souvenons-nous que l’on peut concevoir, dans les différentes voies spirituelles, l’existence d’un Dieu avec forme, ou bien d’un Dieu sans forme (immatériel et impossible à concevoir).

Si l’hindouisme accepte les deux, nous avons vu que dans l’hésychasme d’Évagre le Pontique, l’idée d’un Dieu avec forme est formellement rejetée. Il faut alors méditer sur Dieu certes, mais sans se le représenter d’aucune manière, ni par l’image d’un vieil homme barbu, ni par une autre, même abstraite.

On tolère la forme dans l’hindouisme en considérant qu’il est trop difficile à un yogi débutant de méditer sur le Sans Forme. Le yogi est donc libre de donner à Dieu la forme de son choix et de le visualiser ainsi en lui au cours de ses méditations. Mais cette forme sera progressivement abandonnée, à mesure que l’esprit du méditant se fortifie, et jusqu’à ce que la méditation devienne enfin sans forme, telle que voulue dans l’hésychasme également.

Dans ce contexte, la forme physique donnée à Dieu est elle-même un radeau, c’est-à-dire un outil pour mener à l’éveil (à l’union mystique), mais qui doit être abandonné après usage. Et à nouveau, malheur à celui qui s’attacherait à la fausse forme de Dieu, qu’il s’est lui-même inventée, au point d’en oublier ce qu’est Dieu véritablement : un absolu qui transcende très largement les représentations physiques et mentales que s’en fait l’homme.

Cela vaut pour la forme que l’on donne à Dieu, mais aussi pour l’ensemble des pratiques, des rites religieux ou du décorum de la prière (encens, vêtements, icônes) : utilisés comme outils, ils sont de précieux auxiliaires. Adorés comme des fins en soi, ils deviennent des fardeaux.

Une fois le nirvana atteint dans le bouddhisme, ou Dieu trouvé dans le christianisme, c’est Lui qui devient une fin en soi, et tout le reste devient sans importance. Dans la concentration totale en Dieu telle qu’elle est voulue par l’hésychasme, tout le reste devient même une pénible distraction tant l’esprit souhaite ne penser qu’à Dieu.

Gare toutefois à ne pas rejeter trop vite ces préceptes, ces rites et ce décorum religieux. N’oublions pas le sens de la parabole du radeau : sans radeau, pas de traversée, et donc pas d’autre rive. Ce n’est qu’une fois la rive atteinte que le radeau devient superflu, et pas avant. Il en est de même des préceptes spirituels qui doivent être conservés aussi longtemps que le but n’est pas atteint.

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