Parlons aujourd’hui de la notion de karma, centrale dans les spiritualités orientales et intimement liée à un autre concept tout aussi essentiel : le détachement.
L’idée de karma est à la fois présente dans le bouddhisme et l’hindouisme, et va de pair avec le principe de la réincarnation. Dans ce contexte, on parle aussi de « cycle des réincarnations » (samsara), avec cette dernière idée que chaque individu, après sa mort, recommence une nouvelle vie, dans un cycle sans fin.
Le karma vu par les occidentaux
Le terme de « karma » est généralement mal compris en Occident, où on lui donne à tort le sens de « justice immanente ». Si donc, après avoir donné un coup de pied à un chien, je me fait mordre par ce dernier, on dira que j’ai subi le karma, c’est-à-dire un retour de bâton, une vengeance de la vie, bref, que je paye les conséquences de mes actes. On notera enfin que ce karma, toujours selon sa conception occidentale, n’est évoqué que négativement. On ne dira jamais en effet à celui qui est récompensé pour une bonne action qu’il bénéficie d’un bon karma.
En tout cela, la vision occidentale du karma est incomplète, voire fausse.
Le véritable karma
Chez les orientaux (bouddhistes et hindouistes), il y a bien sûr cette idée que nos actions, bonnes ou mauvaises, ont des conséquences. Elles ont notamment des conséquences sur nos réincarnations futures. En somme, les actions que nous menons dans cette vie (et le terme « action » est à prendre au sens le plus large) conditionnent nos vies futures, avec l’idée sous-jacente que les bonnes actions conduisent à des vies agréables et les mauvaises à des vies pénibles.
En ce sens, on pourrait comprendre que le but de l’existence, dans ces spiritualités orientales, serait de mener la vie la plus droite possible de sorte à bénéficier d’une réincarnation favorable, dans laquelle à nouveau on se conduirait bien, et à ainsi jouir d’une infinité de réincarnations agréables. Mais cette idée est trompeuse.
On considère en effet dans le bouddhisme et l’hindouisme que le cycle des réincarnations infinies est un cycle de souffrance infinie, et que le but de l’homme est d’échapper à ce cycle. Via le voie spirituelle, l’homme doit atteindre un éveil lui permettant d’échapper au samsara, et donc mettre un terme au cycle des réincarnations, un terme à l’existence manifestée.
Échapper à la souffrance
Mais pourquoi donc le cycle des réincarnations est-il vu comme un cycle de souffrance ?
Parce que l’existence même est souffrance, nous dit Bouddha. Pour saisir cette idée, il faut comprendre le concept d’impermanence, dont nous avons déjà longuement parlé.
Résumons : toute chose étant impermanente (= vouée à disparaître un jour), alors il n’est pas possible d’atteindre le bonheur en ce monde, puisque toute chose sur laquelle on ferait reposer son bonheur (la santé, la famille, la société) devra un jour mourir ou s’effondrer.
Il y a derrière l’impermanence l’idée que rien ne peut nous prémunir durablement de la souffrance, et que dès lors, l’existence se résume à souffrir, à anticiper la souffrance, ou à voir (toujours dans la souffrance) ce qui nous protège de la souffrance s’effriter. On se voit vieillir et s’affaiblir, on perd ceux qu’on aime, nos biens se détériorent et la mort ponctue tout cela, dans la souffrance à nouveau. Tout est souffrance.
Peu importe donc que nos bonnes actions nous conditionnent une réincarnation heureuse car, toute heureuse qu’elle soit, elle n’échappera pas à la loi de l’impermanence. Elle contiendra donc elle aussi de la souffrance et finira, de toute manière, par la mort.
Le paradis bouddhiste
On l’ignore souvent, mais le bouddhisme considère l’existence du paradis, dans le sens qu’on donne en occident à ce mot : un monde merveilleux où les bons vont après leur mort. Les bouddhistes considèrent en réalité plusieurs paradis, mais c’est une autre histoire. Ce qui nous intéresse ici, c’est qu’ils conditionnent l’accès au paradis au bon karma : ceux qui agissent bien accumulent du bon karma, et vont dans un des paradis.
Oui, certes, mais dans le bouddhisme, une existence au paradis n’est qu’une existence parmi d’autres, et est elle aussi soumise à l’impermanence. On renaît au paradis, et un jour on y mourra, avant une nouvelle incarnation. Pire encore, à la manière d’un réservoir d’essence, le karma se consomme. De la même manière qu’on « paye » son mauvais karma quand le chien qu’on a frappé nous mord, on épuise son bon karma à mesure qu’on en consomme les fruits, au paradis ou ailleurs.
Ainsi donc, s’il est sans doute très agréable de vivre une vie entière au paradis en récompense de son bon karma, celui-ci sera probablement épuisé au terme de cette vie paradisiaque, et il en résultera donc une nouvelle réincarnation bien moins confortable. Le paradis n’est qu’un plaisir passager, une pause avant de nouvelles souffrances.
Pour obtenir un véritable bonheur, infini cette fois car non soumis à la loi de l’impermanence, il faut sortir du cycle des réincarnations une fois pour toutes.
Ne plus générer de karma
Reprenons les concepts orientaux : les actions, bonnes ou mauvaises, génèrent du bon ou du mauvais karma. Ce karma provoque et conditionne des réincarnations. La solution est donc simple : pour ne plus se réincarner, il faut donc cesser de générer du nouveau karma, bon ou mauvais.
Mais comment ne plus générer de karma si la moindre de nos actions en produit ? Faut-il s’abstenir de toute action ?
Non, car une précision doit être faite : ce n’est en réalité pas l’action en elle-même qui génère du karma, mais l’intention de celui qui la commet. L’action n’est après tout qu’une conséquence de l’intention d’action, et elle-même est le fruit d’un conditionnement mental. Je donne un coup de pied au chien parce que j’en ai formulé l’intention, et j’en ai eu l’intention car je suis de mauvaise humeur. En somme, le conditionnement des vies futures est lié au conditionnement mental actuel, ce qui se comprend très bien dans une vision orientale dans laquelle l’existence et le monde physique sont des manifestations mentales.
Et dans cette logique, j’aurais généré du mauvais karma même dans l’hypothèse où le chien aurait échappé à mon coup de pied, où encore dans l’hypothèse où j’aurais eu l’intention de frapper sans pourtant passer à l’acte. Il en est de même pour le bon karma, qui est aussi généré par les bonnes intentions, qu’elles aient précédé des actes ou non.
Ainsi donc, il faut cesser de générer du karma pour échapper au cycle des réincarnations, ce qui ne se traduit pas par une absence d’action, car tout être doit agir pour vivre, mais par une absence d’intention. Il faut comprendre ici le terme « intention » dans le sens de « mobile, intérêt ». En somme, il faut se désintéresser des actions que l’on mène, il faut s’en détacher.
Le détachement
Vaste thème que celui du détachement, la plus pure des vertus selon Maître Eckhart. Nous citerons plutôt la Bhagavad-Gita, texte sacré de l’hindouisme :
« Tu as le droit à l’action, mais seulement à l’action et jamais à ses fruits ; que les fruits de ton action ne soient point ton mobile. »
L’action en soi ne porte aucun bien ni aucun mal, pas plus que n’en porte la chaussure avec laquelle je donne un coup de pied. L’action n’est que la conséquence de l’intention. C’est l’intention qui est mauvaise.
Lorsque la Bhagavad-Gita nous interdit les fruits de l’action, elle nous interdit l’action intéressée. Car c’est l’intérêt qui crée la volonté, et donc le karma. Agir sans générer de karma, c’est donc agir sans intérêt, de façon désintéressée, et c’est tout l’art du détachement.
Qui frappe un chien de façon détachée, sans volonté (par inadvertance par exemple), ne génère pas de mauvais karma. Qui commet un acte de bonté par inadvertance ou sans aucun intérêt pour une éventuelle récompense ne génère pas non plus de bon karma. Qui donc évolue et agit dans le monde sans rien désirer, sans s’attacher à rien, et sans aucune intention dans ses actes vit sans générer le moindre karma.
Sans karma pour conditionner de nouvelles vies, il échappera naturellement au cycle des réincarnations, et existera désormais dans un nouvel état non manifesté et exempt de toute souffrance. La félicité première, qui est l’objectif des voies spirituelles orientales.
Apprendre le détachement
Le détachement est donc la clé de l’éveil. C’est lui qui met un terme au cycle des réincarnations en Orient, mais c’est aussi lui qui permet d’atteindre Dieu dans le christianisme ou le soufisme. Nous avons vu en étudiant l’hésychasme comment Dieu pouvait s’atteindre par l’effacement de l’égo et des préoccupations. Dieu, dit-on, ne demande qu’à verser son vin dans notre verre, mais ne le fera pas tant qu’il y restera un fond de vieux vin. Ce n’est qu’une autre manière de dire qu’un mental encombré appelle à plus d’encombrement, et qu’un esprit vidé peut accueillir le bonheur. En Orient comme en Occident, la quête du bonheur passe par la destruction des volontés de l’ego, par le détachement de tout.
Dans l’hindouisme, le karma-yoga est la voie privilégiée pour apprendre ce détachement et repose sur cet unique principe que nous citions de la Bhagavad-Gita : peu importe l’action, pourvu qu’elle soit désintéressée. L’action n’est rien, tout la souffrance vient de l’intérêt, du mobile, de l’égo, de l’attachement, qui ne sont qu’une seule et même chose.