Évagre le Pontique et l’Hésychasme : La Quête Mystique d’une Union Divine

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Évagre le Pontique (345-399)

Parlons aujourd’hui de l’hésychasme, ce courant mystique chrétien né dans les premiers siècles du christianisme.

Très ignoré des catholiques, l’enseignement hésychaste est bien mieux connu des orthodoxes et est largement pratiqué dans les sanctuaires de l’orthodoxie tels que le Mont Athos, de nos jours encore. Nous aborderons ce mysticisme chrétien par l’étude du « Traité de la Prière », un recueil de 153 aphorismes disponible ICI, et écrit par Évagre le Pontique (initialement sous le nom de Nil d’Ancyre), un moine chrétien du 4ème siècle.

Introduction à l’hésychasme

Court, synthétique et très représentatif de la pensée hésychaste, le Traité de la Prière est une très bonne entrée en matière dans l’étude de la mystique chrétienne. Il nous intéresse également car le portrait qu’il dresse de la pensée hésychaste rappelle par de nombreux aspects d’autres courants spirituels, comme le raja-yoga dont nous avons déjà parlé.

En somme, de la même manière que le raja-yoga nous dévoile l’élévation spirituelle sous l’angle de vue hindouiste, celui de la réalisation du Soi ; l’hésychasme, de son côté, nous explique la quête de Dieu sous la plume d’Évagre le Pontique et des autres Pères du Désert.

Dans son ouvrage « Petite Philocalie de la prière du cœur », Jean Gouillard rassemble les écrits d’une vingtaine d’hésychastes et de Pères du désert, dont le Traité de la Prière d’Évagre le Pontique. Il en résume le contenu ainsi :

« L’ascension spirituelle consiste à réintégrer l’âme dans la contemplation première’, où elle verra Dieu en elle-même comme dans un miroir.
Chemin faisant, l’esprit — le noûs — aura à se dépouiller des pensées passionnées, puis des pensées simples elles-mêmes, jusqu’à nudité complète d’images, de concepts et de formes.
La contemplation première sera alors réalisée et, avec elle, la prière parfaitement pure, qui n’en est qu’un autre nom. »

Difficile de ne pas voir dans cette « contemplation première », qui est l’objectif ultime du moine hésychaste, un équivalent chrétien du nirvana bouddhiste, de la réalisation du Soi hindouiste ou plus précisément du Samadhi du raja-yoga. On notera en tout cas que cet objectif s’atteint dans un état intérieur de contemplation au cours duquel il nous faut voir Dieu en nous-même « comme dans un miroir ».

La déification de l’homme

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Maître Eckhart (1260-1328)

Le ton est donné, et déjà l’idée d’une déification apparaît : contempler Dieu, c’est le voir en soi, se voir en lui et participer dès lors à sa nature divine.

Cette idée de déification (ou de divinisation) de l’homme n’a sans doute pas déplu à Maître Eckhart lorsqu’il écrivit sensiblement la même chose qu’Évagre, mille ans après lui. Il échappa pourtant de peu au bûcher pour cela. Il ne fait pas bon mêler trop intimement Dieu et l’homme, et la pensée hésychaste comme celle de Maître Eckhart ne s’ébruite pas sans polémiques.

Cette union mystique de Dieu et de l’homme est pourtant présente à chaque page de la Philocalie. Elle rappelle aisément la pensée du raja-yoga selon laquelle la méditation profonde et prolongée sur un objet aboutit au samadhi, c’est-à-dire à la fusion du méditant et de l’objet. Le méditant, dit-on alors, fusionne avec cet objet, le perçoit et le ressent comme s’il était lui-même cet objet. Le méditant et le médité s’unissent en un.

Vider son esprit de tout

Comme dans le Raja-yoga, le bouddhisme ou encore le soufisme, la purification de l’âme nécessaire pour trouver Dieu, selon Évagre le Pontique, commence par l’adoption de vertus, parmi lesquelles on trouve la justice, la charité, la force d’âme ou la tempérance. Ces vertus dites « cardinales et théologales » s’opposent bien sûr aux péchés capitaux, et font écho aux principes de yama et niyama dans le raja-yoga : les pratiques et vertus morales, semblables en tous points à celles de l’hésychasme.

Une fois ces bonnes habitudes adoptées, la pratique se précise et l’on entre dans un des aspects fondamentaux de l’hésychasme : le dépouillement des pensées. Car pour contempler Dieu dans le recueillement intérieur, dit Évagre, il faut vider son esprit de toute autre pensée. Pour cela, notre intellect doit s’évertuer à rejeter ou à ignorer tout ce qui se présente à lui : pensées, idées, émotions, imagination, et alors seulement, la contemplation silencieuse pourra avoir lieu.

Ce qu’Évagre qualifie de « démission des pensées » et qui consiste, pour parler légèrement, à faire place nette en nous-même pour accueillir Dieu, se retrouve quasiment au mot près dans le Traité du détachement de Maître Eckhart et trouve, une fois de plus, un parfait équivalent dans le raja-yoga.

Ainsi, ce qu’on nomme dans l’hésychasme la « garde du cœur », et qui consiste à préserver son cœur (comprenez « son intellect ») de toute pensée, est appelé dans le raja-yoga « pratyahara ». Il s’agit du 5ème des huit exercices du raja-yoga, celui qui consiste à ignorer parfaitement les signaux sensoriels, et donc le monde qui nous entoure, au profit d’une concentration totale sur l’objet de méditation seul. Si dans l’hésychasme ce vide mental est une condition sine qua none de la révélation divine, c’est dans le raja-yoga le seul moyen d’entrer dans l’état contemplatif du samadhi.

Dieu avec forme, Dieu sans forme

Aucune pensée ne sera épargnée chez Évagre le Pontique, pas même les images qui se présentent aléatoirement à notre esprit. Cela signifie non seulement que l’esprit doit être vide lorsqu’il médite sur Dieu, mais que la méditation même doit être vide de concepts et d’images. Il faut alors méditer sur Dieu, mais sans se le représenter d’aucune manière, ni visuelle, ni conceptuelle. Dieu doit demeurer sans forme :

« Ne te figure pas la divinité en toi lorsque tu pries, ni ne laisse ton intelligence accepter l’empreinte d’une forme quelconque ; tiens-toi en immatériel devant l’immatériel et tu comprendras. »

Toute forme que l’on attribuerait à Dieu est une erreur. Celle d’un vieil homme à barbe blanche, celle d’une divinité hindoue à cent bras et cent jambes, mais aussi la représentation abstraite d’une lumière aveuglante, ou plus poétique d’un souffle de vent. Toute conceptualisation est erronée, et gare à celui qui croirait voir Dieu de ses yeux durant une méditation :

« Il arrive, tandis que tu pries purement et sans trouble, que se présente tout à coup à toi une forme inconnue et étrangère pour t’entraîner à la présomption d’y localiser Dieu, et te faire prendre pour la Divinité l’objet quantitatif soudainement apparu à tes yeux ; or, la Divinité n’a ni quantité ni figure. »

Dieu est sans forme, donc s’il y a une forme, alors ce n’est pas Dieu et nous nous illusionnons.

L’idée d’un Dieu sans forme, qu’Évagre est un des premiers à avoir imposée dans le christianisme, se conçoit aussi dans l’hindouisme. Certes dans les courants du raja-yoga ou du jnana-yoga, qui sont des voies introspectives et très pragmatiques, le concept de Dieu est superflu et, dès lors, on ne soucie aucunement de sa forme. Dans la voie du bhakti-yoga en revanche (yoga de la dévotion), l’existence de Dieu est pleinement assumée et, là aussi alors, la question de sa forme se pose.

Le problème est en fait de taille : dans l’hésychasme chrétien comme dans le bhakti-yoga hindou, on cherche à méditer sur Dieu dans un état contemplatif, jusqu’à ce qu’il se révèle à nous. Mais on admet dans le bhakti-yoga que méditer sur un Dieu sans forme n’est pas chose aisée. Comment méditer sur une chose que l’on ne peut visualiser ?

L’hindouisme trouve la solution sous la forme de l’avatar : une représentation divine, qu’on sait fausse, puisque l’on sait que Dieu n’a pas de représentation, mais que l’on tolère tout de même, en tant que béquille pour l’esprit. Concrètement, le yogi hindou est libre de donner à Dieu la forme de son choix. La forme d’un célèbre avatar comme Rama ou Krishna, ou une autre. Cela est sans importance, car toutes sont fausses de toute manière.

Elles sont fausses mais servent néanmoins de support visuel sur lequel méditer. On peut ainsi visualiser dans son esprit le Dieu tant aimé et se concentrer durablement sur lui. Ensuite, quand l’esprit sera entraîné à la méditation, cette forme sera de moins en moins nécessaire, et le yogi saura de plus en plus méditer sur un Dieu sans forme. La béquille mentale qui soutenait l’esprit faible ne sera plus nécessaire, et la forme de Dieu sera progressivement abandonnée.

Cette béquille, cette concession sur la forme de Dieu n’est pas faite par Évagre, qui ne jure que par l’immatérialité de Dieu :

« Heureux l’esprit dégagé de toute forme au temps de la prière.  »

« Bienheureuse l’intelligence qui, au temps de la prière, devient immatérielle et dénuée de tout. »

L’orthodoxie, proche de l’hésychasme pourtant, tolère très bien les représentations de Dieu sous la forme d’icônes saintes, il n’y a donc là aucun blasphème. Mais en insistant sur l’immatérialité de Dieu, Évagre nous amène un pas plus en avant dans la rencontre avec le Dieu absolu et transcendant.

Conclusion

À une autre occasion, nous parlerons de l’autre aspect fondamental de l’hésychasme : la prière du cœur. Cette prière courte : « Seigneur Jésus-Christ, aie pitié de moi » qui, répétée inlassablement, tout au long de la journée, même pendant les tâches courantes, fixe l’esprit sur Dieu dans une contemplation ininterrompue censée précéder l’union mystique.

D’ici là, nous ne pouvons que recommander la Petite Philocalie de la prière du cœur à ceux qui souhaiteront en apprendre d’avantage sur l’hésychasme et sur l’inestimable enseignement des Pères du Désert.

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